Bon nombre d’artistes tissent leurs pièces à travers un jeu serré d’emprunts, citations et références, mais alors en les dépassant, sans les nommer explicitement. La chorégraphe et danseuse Véronique Albert œuvre tout à l’inverse dans son solo Des pas sur la neige. Sur le plateau, elle énonce très explicitement sa dette à l’endroit de démarches qui l’entourent ou la précèdent. Voix résonnant, raisonnant, par voies du corps.
Son geste s’annonce clairement référencé. C’est peu courant. Faut-il craindre cette parole comme envahissante ; voire didactique ? Ou faut-il l’accueillir comme un souci généreux de vérité partagée ? Elle atteste la ténacité d’un engagement, obstinément indifférent au leurre des consécrations. À défaut de reproduire ici toutes les mentions qu’elle fournit, on retiendra la plus vibrante, en ce samedi 24 février 2024 : soit un salut ému à Steve Paxton, qui vient juste de nous quitter.
Steve Paxton fut l’inspirateur du mouvement du contact-improvisation. Plus largement, on lui doit l’expérimentation des matières corporelles, tout animées de flux perceptifs, déjà suffisants à une tension fictionnelle immanente. Dit autrement, cela œuvre à l’opposé des danses de mise en représentation, ou d’extériorisation manifeste des affects.
C’est bien ainsi, tout en délicatesse infinie, que Véronique Albert introduit, par discrète effraction, la poétique sinueuse de ses gestes. Sur de longues lignes de vibrations, par amples inductions d’ondulation, jamais, il ne s’agira de finir un geste, mais juste de l’accompagner dans la maturation suspendue de son estompe. Ce geste vit un espace. Il ne l’occupe pas. Question d’ouverture, surtout pas de clôture.
Cela se donnait dans le beau volume d’un salon XVIIIe de la Maison Jean Vilar. En lumière du jour tamisé d’après-midi hivernal, provençal ; cela dialoguait avec des appels de ciel, de végétal et de terre, d’où provient la danseuse en ce jardin, pour se faufiler sur scène. Secrets, précieux, au bord du vain tapage urbain, ces lieux, également institutionnels, sont ceux de l’archivage de multiples documents consignant les épopées théâtrales.
Oui, mais alors Véronique Albert, ses vibrations, sa robe au violet d’Antigone de Jean Vilar, ses évocations de Laurence Louppe en questions, de Debussy en traces sur neige, murmure à nos yeux que toute archive signe une forme de l’absence. C’est par la perte effective de l’événement que se produit l’avènement paradoxal d’un geste présent de mémoire. Il faut alors citer, et citer encore, cette fois Didi Huberman : « Ne pas paraître, mais apparaître, comme une apparition ». Comme un programme de danse, de la part de ce théoricien.
Gérard MAYEN